Pluralité des formes I

Pluralité des formes I
Pluralité des formes
    Saint Thomas apporte le même esprit dans la question de la pluralité des formes. Cette question concerne d’abord le problème de l’âme : partant de la hiérarchie des fonctions qu’Aristote admet dans l’homme, fonctions végétatives, sensitives et intellectuelles, on demande s’il faut admettre dans l’homme autant d’âmes différentes. Plus généralement, si l’on considère dans une espèce infime les caractères qu’il a fallu ajouter successivement au genre suprême pour aboutir à cette espèce (par exemple : substance, corporéité, vie, sensation, intelligence pour aboutir à l’espèce homme), l’on demande si, dans un individu de cette espèce, il existe autant de formes réellement distinctes. On voit qu’il s’agit toujours de formes hiérarchisées qui s’ajoutent les unes aux autres pour constituer l’individu ou l’espèce, et où la suivante suppose toujours les précédentes ; il ne s’agit jamais de formes juxtaposées. La thèse de la pluralité des formes est platonicienne. On la trouve fort nettement exprimée chez Plotin et chez Avicébron. Saint Thomas montre effectivement qu’elle n’est qu’un cas particulier de l’erreur générale du platonisme, de cette doctrine qui consiste à croire que « ce qui est abstrait dans l’entendement est aussi abstrait en réalité ».
    L’opposition est en effet profonde : pour Plotin, la montée hiérarchique des formes, de la plus pauvre à la plus riche, est incompréhensible si elle n’est pas l’envers d’une émanation qui va de la plus riche à la plus pauvre ; de l’intelligence, l’âme sensitive est le premier reflet, et d’elle viennent l’âme végétative et la puissance fabricatrice. Ce double mouvement de montée et de descente explique le double aspect que M. Forest a très justement remarqué dans l’argumentation thomiste, comme si elle visait deux doctrines différentes ; la première de ces doctrines considérerait les multiples formes qui se trouvent dans un individu d’une espèce donnée comme s’ajoutant les unes aux autres : d’une pareille doctrine, l’on doit dire qu’elle nie l’unité de l’individu, selon l’adage d’Avicenne et d’Aristote : « De choses diverses existant en acte ne provient pas une chose une par soi » ; l’homme serait composé d’autant d’êtres qu’il a d’âmes. Mais les adversaires de saint Thomas reconnaissent parfaitement ce principe, et ils ont une doctrine beaucoup moins simple, qu’ils pensent pouvoir concilier avec l’unité de l’individu : d’après cette manière de voir, plusieurs fois exposée par saint Thomas, chaque forme supérieure est le « complément » ou 1’« acte » de la forme inférieure ; « l’âme végétative est conduite au complément de l’âme sensitive, et l’âme raisonnable est l’acte et le complément de l’âme sensitive » ; « la première forme est en puissance à la seconde » ; dès lors il y a d’une forme à l’autre une nécessité de passage et une unité analogue à celle que saint Thomas reconnaît lui-même entre l’essence et l’existence : toute la thèse repose sur le caractère incomplet, déficient de la forme inférieure, déficience qui s’explique par l’éloignement où elle est de son origine ; c’est ainsi qu’elle est énoncée dans la Somme attribuée à Robert Grosseteste : « On ne peut appeler complètes que les formes qui sont dans l’être de l’espèce ; les formes génériques sont incomplètes ; autrement une seule chose aurait plusieurs essences ou formes substantielles, et la véritable forme substantielle, qui est le complément de la chose composée [comme dans l’homme, l’humanité complète, des formes substantielles, animalité, vie, corporéité, etc.], serait une forme accidentelle, ce qui est impossible. »
    Ce que saint Thomas critique dans cette forme de la doctrine, ce n’est pas qu’elle nie l’unité de l’être, c’est qu’elle l’obtient au prix du bouleversement des notions métaphysiques les plus sûres. Entre lui et ses adversaires, le débat porte sur la notion de forme, essence ou nature : pour eux, toute forme n’est que la phase d’un devenir qui remonte vers son origine ; la forme substantielle se parfait et s’achève peu à peu, au cours d’une génération qui est un mouvement ; pour saint Thomas comme pour Aristote, en vertu de l’adage : forma dat esse rei, la forme est ce qui détermine un être à être ce qu’il est ; elle n’est pas susceptible de degrés de perfection ; elle est ou elle n’est pas, sans milieu possible ; elle est indivisible ; la génération, qui est l’union actuelle d’une forme à une matière, n’est donc pas, comme le changement de qualité, un mouvement ni un progrès ; elle est instantanée.
    La théorie de l’unité de la forme est donc l’affirmation de natures ou essences, qui, dans l’ordre naturel, sont définies et immuables. Le monde thomiste, calqué sur le monde aristotélicien, forme donc bien, à ce point de vue, une nature qui, par la volonté du créateur, possède unité et autonomie. Le résultat de cette thèse, c’est que la forme unique d’un être, l’humanité par exemple, doit contenir en elle, expliquer les fonctions végétative et sensitive, toutes les perfections qui contiennent les formes spécifiques de la plante et de l’animal ; il s’ensuivrait que, à la mort, la matière, privée de la forme qui seule la détermine, devrait revenir à l’état de matière première et indéterminée ; s’il n’en est pas ainsi, si le corps persiste, c’est que la mort s’accompagne de la création positive d’une forme qui est celle du corps ; le corps n’est plus alors un corps humain que par équivoque : conséquence nécessaire, d’où les adversaires de saint Thomas tiraient contre sa doctrine un argument théologique : le corps du Christ, pendant les trois jours compris entre la mort et la résurrection, n’était plus tel que par équivoque, et il n’était donc plus digne d’être adoré : question critique où le principe thomiste de l’accord de la raison et de la foi paraît se trouver en défaut ; saint Thomas ne manque pas d’y répondre que, si le corps n’est plus lié à l’âme, il reste uni à l’hypostase divine du Verbe.
    De là naît une critique de la conception des Platoniciens sur les rapports de l’âme et du corps : ils imaginent l’âme comme une substance existant à part et envoyant son rayonnement sur le corps ; et ils conçoivent sur ce modèle le rapport de la forme à la matière. Tout à l’inverse, saint Thomas, voyant dans la matière et la forme non pas deux réalités distinctes mais une seule et même chose, l’une en acte et l’autre en puissance, imagine avec Aristote les rapports de l’âme et du corps sur le modèle des rapports de la forme et de la matière. Cette conception a naturellement bien des « inconvénients », en faisant rentrer l’âme dans le cours ordinaire de la nature, en lui retirant cette indépendance qu’exige sa destinée surnaturelle. Il s’agit de trouver une combinaison où l’on maintient que l’âme est forme du corps, tandis que ses puissances peuvent se dégager de l’union avec le corps, ce qui suppose une distinction entre l’essence et les puissances, « l’essence se terminant à soi-même, tandis que le propre des puissances (telles que l’intellect), c’est de mettre l’être en contact avec le dehors ».

Philosophie du Moyen Age. . 1949.

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